Retroactivité

Je prends le RER tous les matins (c’est DRAMATIQUE mais là n’est pas la question).

Un matin comme un autre (j’avais un œil plus maquillé que l’autre, j’avais oublié de recharger ma DS et il y avait une journée « Le Déo, il ne passera pas par moi » dans ma rame) quand tout à coup…

Mon regard (enfin ce que peut valoir cet œil torve qui n’a rien d’humain avant onze du) croise celui d’un mec.

Et là flash back. Je pèse 50kg, Je porte des creepers, mes cheveux sont blonds vénitiens, j’ignore encore que le brushing va révolutionner mon existence et les Coors chantent Runaway. J’ai 19 ans. Et toi, M. Benoit qui m’a littéralement obsédée pendant deux ans. Tu es dans ma rame. Et tu me regardes (normal, au petit déj, j’ai un je ne sais quoi de surréaliste et d’intriguant).

 

Moi, je gère méga bien la situation, rien ne m’émeut vraiment le matin.

A l’époque j’étais en bébé-couple (quand tu es assez con pour croire que ça va durer toute la vie alors que c’est la seule langue qu’on ai jamais fourré dans ta bouche et que tu as scotché une mèche de ses cheveux dans ton agenda ) (avec la mention MBSTBA). Un jour à un atelier, je t’ai entendu rire, et là ce fut le début de mon calvaire.

Le rire cristallin du sexor dans toute sa superbe, j’ai même pas eu besoin de me retourner pour te voir, non. J’avais juste besoin de changer de Sloggi (j’ai l’esprit pratique avant toute chose) (oui Sloggi, quand j’avais 19 ans Agent Provocateur ça n’existait tout simplement pas).

M. Benoit, je me souviens encore très précisément du moment où tu as foutu un bordel apocalyptique dans mon existence de lycéenne… Sauf que toi tu  ne le sait pas puisque JE T’AI IGNORE PENDANT DEUX PUTAINS D’ANNÉES !

Quand j’étais jeune, je pensais que de feindre l’indifférence la plus totale créait une sorte d’aura de succès auprès des mecs. Le dédain comme approche, c’est TRÈS SUBTILE. Et comme j’étais bien incapable d’aborder qui que se soit (on dirait pas comme ça, mais il semblerait que je sois maladivement timide) (j’ai limite été dépucelée sur un malentendu), j’ai fait comme si tu n’étais pas ce mec à l’incroyable charisme (j’avais 19 ans, je manquais de recul en la matière) (tu jonglais avec des clémentines, ça m’a super impressionnée), j’ai feint l’indifférence.

Je me souviens encore avoir pensé à troquer des disserts de philo en échange de ton emploi du temps auprès de tes camarades de classe, mais bon c’est long de rédiger une dissert. Moi je n’avais pas toute la vie pour te conquérir. Du coup j’ai expliqué au CPE que j’étais amoureuse et qu’il me fallait ton EDT coûte que coûte. Le CPE te fait chier pour deux minutes de retard et pour falsification de signature sur ton cahier de correspondance , mais ne peut résister au plaisir de participer à une bluette (le CPE, Jeune Lecteur, tu le verras un jour n’est pas qu’un gros con). Forcément ça a marché. Un peu trop bien puisque cet abruti de CPE se prenait au jeu , me lançant des regards entendus (que je n’ai jamais compris) (je suis hermétique à toute connivence) quand toi et moi nous retrouvions au même endroit.

Combien de fois as-tu tenté de, ne serait-ce que me faire la bise pour me dire bonjour ? Je n’en sais rien, parce qu’à chaque fois que tu t’es tenu à environ 1 mètre de moi, j’ai tourné la tête dans l’autre direction. On a quand même eu une conversation une fois, tu disais tout le bien que tu pensais de Godard. Je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai plus ou moins expliqué que tout le monde disait aimer Godard, alors que « Godard c’est laborieux et chiant » suivi de « Godard c’est typiquement le genre d’auteur qu’on cite pour se la péter quand on y connait rien en ciné » (ce qui m’a pris en réalité c’est que c’est ce que je pensais de Godard POUR DE VRAI) … Je venais de donner la plus énigmatique des leçons de séduction (pas minauder comme une conne en faisant un cœur avec la bouche dès que tu sortais une grosse connerie). Mauvaise nouvelle ça ne fonctionne pas (mais je garde mon intégrité malgré tout, je m’en félicite).

Pendant deux ans, je me suis préparée tous les matins en souhaitant te plaire, j’ai fait des playlists en pensant à toi (je suis ce genre de personne complétement débile en état d’amour), écrit des poèmes, largué le mec avec qui j’étais depuis 3 ans et lu les auteurs que tu aimais.  ET TOUT ÇA DANS L’ANONYMAT LE PLUS TOTAL.

Alors ce matin là dans le RER, avec la décalcomanie de l’oreiller sur ma joue, je me demandais ce que je devais faire. Si on avait été dans un bon film (aka un truc de meuf que je suis la seule à trouver cool) je me serais levée pour aller m’asseoir en face de toi. Je t’aurais dit un truc du genre « Salut il y a Quinze ans que j’aurais donné n’importe quoi pour qu’on se retrouve tous les deux dans le réfectoire et que tu nous fasse basculer moi, mon mini-kilt et mes soquettes sur un des bureaux » et tout ça sous l’œil éberlué des autres voyageurs.

Mais voilà, la vie est mal faite. Je l’ai pas fait, j’ai répondu à ton sourire. Je me suis replongée dans mon bouquin, parce que dans le fond… T’aimais Godard.  On aurait galéré pour retourner niquer dans le réfectoire du lycée, j’ai pas tant changé que ça (ma vie est un bon film mais pas celui qu’on croit) et surtout si j’ai jamais réussi à te le dire (que je t’aurais bien collé au mur pour te rouler la pelle de ta vie) c’est qu’il y a forcément une bonne raison (le fait que je sache moi aussi jongler avec les clémentines à présent, n’est sans doute pas étranger à l’affaire).